Ministre de l’Éducation et de la Formation du gouvernement provisoire de Kanaky
Le 17 mars 1987 à New York (USA)
Source : Bwenando N°78-79, édition spéciale, avril 1987.
Monsieur le Président,
Je voudrais, au nom de mon peuple, vous saluer et saluer le Comité des Vingt-Quatre en cette occasion qui est donnée au FLNKS de prendre la parole officiellement ici. Mon exposé a pour objet de situer concrètement la politique d’acculturation de la France coloniale en Kanaky.
La prise de possession de la terre Kanak par la puissance coloniale qu’est la France, est aussi la prise de possession de notre culture, de notre patrimoine culturel, de notre souveraineté et de notre dignité d’Homme. Sous couvert d’une mission de civilisation et de pacification, la France s’est appropriée l’âme de notre peuple, ce qui fait l’essence même de la vie d’un peuple. Elle a violé nos sépultures, elle a violé nos sanctuaires, elle s’est comportée comme un envahisseur en brandissant le drapeau et le fusil qui tuait sans vergogne les paisibles habitants de nos montagnes, de nos vallées, de nos plages et de nos rives verdoyantes. Quoi de plus ignoble et de plus inhumain pour un pays qui s’enorgueillit d’être le pays des droits de l’Homme et le signataire de la Charte des Nations Unies ? Contre les structures coutumières, les modes de vie, de pensée qui organisent la vie sociale des Kanak en parfaite symbiose avec la terre et l’environnement spatial à travers lesquels ils s’identifient en tant que peuple ayant sa propre culture, la France va engager un processus d’intimidation, d’agression, qui, pendant 50 ans allait marquer tout un peuple. De 1896 à 1946, soit durant 50 ans, la France, pays des droits de l’Homme, instaura une politique appelée le régime de l’indigénat qui consistait dans les grandes lignes : premièrement, à entrer en possession des terres Kanak par l’installation des 500 colons Feillet – du nom du gouverneur Feillet qui les fit venir de France comme agriculteurs – en chassant les Kanak, en brûlant leurs maisons, leurs cases, en transférant ou en tuant des familles, des clans, des chefs, en introduisant le bétail en divagation ; deuxièmement, à délimiter le territoire en réserves où le Kanak doit vivre et mourir, à proximité des barrières des colons, aussi racistes et arrogants envers les Kanak ; troisièmement, à organiser les familles, les clans en tribus pourvues d’une autorité nommée comme chef administratif par l’administration coloniale et à la solde de cette dernière, afin de réduire à néant le pouvoir coutumier qui régit la société Kanak ; quatrièmement, à exploiter les divergences, les divisions de clans, de familles, pour asseoir son autorité en nommant qui elle voulait afin d’assurer l’ordre dans les tribus ; cinquièmement, à créer l’impôt de capitation et de prestations pour travailler gratuitement et obligatoirement au service de la colonie.
À l’intérieur de ces réserves, des réglementations sont faites et doivent être respectées sous peine de brimades ou de répressions corporelles, ou encore d’emprisonnement immédiat. Elle consistait à ne circuler qu’à des heures précises, de jour comme de nuit, comme en état d’urgence durant les guerres. La colonie en tirait profit aussi pour engager les Kanak à se mettre au service des colons gratuitement, à s’occuper du bétail, du métayage ou du café, ou encore à laver les tinettes des colons. Le Kanak, dans ces conditions, était corvéable à merci, car en plus l’armée et la gendarmerie veillaient au respect de la loi, au-delà de quoi toute forme de résistance était annihilée et matée sévèrement. Ces 50 ans de régime dictatorial et répressif ont marqué à jamais notre peuple, jusqu’au fond de son être, tel le bétail que le colon lui-même a marqué avec le fer pour qu’il devienne son bien, sa propriété. Durant ces périodes difficiles, vivre pleinement sa culture et sa coutume était chose impossible, car brimé dans sa dignité d’Homme le Kanak est lui-même brimé dans sa culture.
Aujourd’hui, ces traces indélébiles, ces séquelles du colonialisme français, demeurent vivantes au sein de notre peuple, car à défaut de pouvoir éliminer, tuer notre culture, la France s’acharne à la couper de ses racines, à l’hypertrophier par une politique culturelle qui lui permet d’expliquer sournoisement et hypocritement qu’elle est pour le respect de la personnalité ou de l’identité kanak. La France a toujours voulu isoler notre culture en la confinant purement et simplement en des démonstrations ou des exhibitions folkloriques pour l’accueil des touristes, des représentants de l’administration ou du gouvernement colonial, afin de justifier sa mission civilisatrice, en comparant notre culture ainsi dénaturée et faussée avec sa culture et son système d’éducation et d’enseignement qu’elle impose pour séduire notre jeunesse et notre peuple. Pour continuer à nier l’identité du peuple kanak, elle possède des moyens énormes et efficaces, appelés moyens de communication et d’information, pour opprimer et détruire dans l’œuf la conscience de notre peuple.
La radio et la télévision au service de l’État capitaliste assassinent quotidiennement notre identité en nous abreuvant d’informations et d’actualités bien évidemment étrangères et négatives en Kanaky, à longueur d’émissions, allant jusqu’à interdire la parole aux leaders du FLNKS et les communiqués politiques de notre mouvement – et ceci depuis octobre 1986 – et à proscrire, sur ces mêmes ondes, les émissions culturelles en français et en langue Kanak, tandis que la bourgeoisie locale, l’administration, les leaders politiques de la droite et du gouvernement Chirac occupent largement et sans problème les ondes de radio et de télévision, sans aucune censure ni interdiction, même quand M. LAFLEUR, le richissime député RPCR, se permettait de se consacrer une émission spéciale à la télévision pour faire des commentaires sur le récent voyage de M. PONS à Kanaky, avec, à l’appui, des vues rétrospectives de plus de 20 minutes ; ou encore, s’agissant de propagandes électorales, le RCPR se servait de ses dociles Wallisiens pour haranguer, dans leur langue, leurs compatriotes contre l’indépendance de Kanaky. L’Office Culturel et Scientifique Kanak, créé sous le gouvernement socialiste en réponse à l’absence d’institutions culturelles, a été transformé tout dernièrement en un Office Culturel Océanien, écartant ainsi la culture Kanak mise sous l’étoignoir de la complicité officielle du RCPR local et du gouvernement Chirac, alors que les autres ethnies sont déjà dotées de foyer culturels.
La négation de notre culture – dont les langues – est une réalité qui ne date pas d’aujourd’hui puisque, sous le régime de l’indigénat cité plus haut, deux interdictions confirmaient dans les faits la volonté du pouvoir colonial de renier à jamais nos langues, véhicules de notre culture et des traditions de notre société. Ces interdictions concernaient d’abord la publication dans nos langues des journaux, et beaucoup de nos jeunes à l’époque – dans les années 70 – ont fait la triste connaissance de la prison pour s’être exprimés dans leur langues dans des tracts ou des journaux de leurs mouvements. D’autre part, elles concernaient l’enseignement des langues et des idiomes Kanak aussi proscrits des programmes scolaires.
Une anecdote vécue par moi-même vient confirmer ces états de fait. Durant ma scolarité, j’ai eu à subir cette forme de répression. Il était absolument interdit de parler ou de converser dans sa langue à l’école, et tout enfant, tout élève devait se soumettre à ce règlement sous peine de punition, sous forme d’un bout de bois taillé en long de quelques centimètres, visiblement costaud, attaché à ses deux bouts par une ficelle, que vous portiez en sautoir sur votre poitrine, où que vous soyez, où que vous alliez, jusqu’à ce que vous le passiez à votre camarade qui avait enfreint lui aussi, comme vous, au règlement. Aujourd’hui, on en comprend clairement la signification, d’autant plus qu’à l’époque, ce bout de bois fut appelé symbole. C’était bien le symbole de ces deux décrets d’interdiction.
L’enseignement des langues fut donc interdit et, aujourd’hui, en Kanaky, il est encore très difficile d’admettre cet enseignement dans les classes maternelles, et si cela se fait, c’est sur instructions, contrôles et suivis du vice-rectorat qui n’admet cela qu’à certaines conditions passées sous forme de notes pédagogiques à appliquer dans les classes. Le problème de fond qui apparaît dans cet enseignement, c’est l’apprentissage et la maîtrise du français en se servant des langues Kanak comme supports pédagogiques à l’enseignement du français en deuxième langue dans les classes du primaire, et non l’apprentissage et la maîtrise des langues et des concepts Kanak pour consolider notre identité culturelle.
Cette marginalisation de la culture Kanak se vérifie aussi au niveau de l’enseignement et de l’éducation, et vous conviendrez avec moi pour dire que c’est à travers le système éducatif qu’on reconnaît la société dont il dépend. En ce qui nous concerne, cette société-là est basée essentiellement sur la compétition, la sélection, l’individualisme, le profit, qui vont à l’encontre de nos traditions, de notre vie communautaire et de notre société. Historiquement, au début de la colonisation, les écoles publiques avaient, seules, le libre accès aux études secondaires et étaient conçues uniquement pour les enfants européens seuls, tandis que l’éducation des Kanak était assurée par les missionnaires ou les églises, et seulement jusqu’en primaire. Aucune issue donc pour les Kanak, sauf que l’administration coloniale prévoyait, comme à son habitude, un avenir toujours plus triste en faisant de ces enfants Kanak des ouvriers à bon marché pour la colonie, sachant quelques mots de français pour pouvoir répondre et parler aux colons et à l’administration. L’interdiction d’accéder au secondaire fut abolie en 1956, mais rien dans cette abolition ne permettait d’améliorer les conditions d’accès aux études secondaires et, aujourd’hui encore, nous subissons, comme en 1956, le poids d’une institution qui écrase et lamine les non-francophones, en l’occurrence les Kanak, au fil d’un cursus scolaire de 14 ans, de la maternelle jusqu’en terminale, où le passage du baccalauréat est plutôt une punition qu’une condition meilleure pour aborder la vie et ses problèmes.
Aujourd’hui, l’accès aux études et à l’éducation ne pose apparemment plus de problème, mais l’inadaptation du système éducatif révèle un constat flagrant qui se situe de la maternelle jusque dans le secondaire, où des barrières sélectives interviennent au fur et à mesure et tout au long de la scolarité, avec un phénomène de rejet des études qui s’instaure logiquement, amenuisant ainsi les chances de voir arriver à l’examen du baccalauréat une majorité de Kanak. Une sélection permanente lamine les Kanak au fur et à mesure que l’on remonte la hiérarchie des niveaux d’enseignement et des titres scolaires. L’échec scolaire est vécu en Kanaky, comme dans les universités métropolitaines et occidentales, comme un échec dans la vie et s’ouvre, par conséquent, à d’autres corollaires comme le chômage, ce cancer de la société, ou la délinquance, cet autre mal de la société moderne. Le bilan qui est tiré à tous les échelons de l’enseignement donne des chiffres qui sont très éloquents, très significatifs et révélateurs de l’échec flagrant des Kanak.
Par contre, ceux qui sont de souche européenne et qui pour langue première le français, c’est-à-dire qui n’ont jamais connu de rupture brutale avec leur langue maternelle et leur environnement familial ou culturel, réussissent mieux, tandis que les enfants Kanak ont à faire des efforts surhumains pour parler le français et comprendre l’enseignement qui est lui-même en français. Les problèmes d’ordre psychologique et affectif se ressentent dès la maternelle et restent permanents tout au long de la scolarité.
Je vais vous citer des chiffres en comparant l’ethnie européenne à l’ethnie Kanak. C’est ainsi que sur un bilan de 15 ans d’enseignement – de 1967 à 1982 – on a dénombré 3 041 bacheliers européens pour 298 bacheliers Kanak, ce qui donne une moyenne, pour les premiers, de 202 bacheliers par an pour une vingtaine de bacheliers Kanak seulement. La grande majorité des enfants est ainsi rejetée vers la tribu, lieu de demeure ou de vie habituel, soit vers l’illusion de trouver un emploi sur un marché du travail déjà saturé par des demandes qui n’en finissent plus, soit vers un emploi temporaire pour bénéficier du chômage qui sévit et grossit au fil des ans par l’apport des jeunes ou des personnes ayant eu le triste privilège de se faire licencier de leur travail pour des raisons arbitraires ou pour des motifs d’ordre politique, soit vers la délinquance qui sévit aussi dans les quartiers populaires, et sujette à beaucoup d’autres abus dont est victime la jeunesse fragile et bouillonnante.
Au niveau des postes de responsabilité et de travail qualifié, le taux d’encadrement reste faible au niveau de l’enseignement, et le triste bilan à cet effet qui est tiré donne aussi une idée de l’ampleur du problème de l’enseignement.
Après 134 ans de présence française et avec la très grande générosité de la France, nous avons un médecin, deux professeurs, un juge !
Au niveau de la formation de l’encadrement, certaines discriminations persistent et on voit apparaître des mesures qui, dans d’autres secteurs d’activité, se reproduisent au détriment des Kanak. Marginalisé au niveau de tous les secteurs d’activité, rejeté de l’enseignement, soumis à des examens qui le rangent dans des voies de garage, n’ayant pas tellement d’avenir, le Kanak se voit d’emblée exclus de toute perspective d’avenir et d’intégration à la société coloniale. Un mur de silence tombe entre lui et la société et, souvent, il y a de ces silences qui oppressent et qui tuent. Le seul réflexe du Kanak, pour ne pas mourir asphyxié dans ce monde aliénant, c’est de retourner à la tribu, sur sa terre, en partie occupée par le colon. Et il ne peut pas ainsi prétendre mettre en valeur les terres, ni améliorer, ni rentabiliser l’agriculture puisque, en plus, aucune formation dans ce domaine n’est envisagée sérieusement à l’école coloniale.
La gestion d’une entreprise ou d’une ferme agricole familiale ou collective lui est incnnue alors que, essentiellement, il vit de l’agriculture. Écarté de toute formation, de tout circuit économique, marginalisé et opprimé chez lui, sur sa terre, celle de ses ancêtres, le Kanak ne peut prétendre qu’à une chose : forger sa conscience, sa propre arme pour détruire le colonialisme. Comme l’a dit un scientifique : « Le colonialisme renferme en lui les germes de sa propre destruction. »
Pour nous, donc, aucun doute, et avec votre aide et votre soutien total, que je me permets de vous demander au nom de mon peuple, Kanaky désormais fera partie du concert des nations libres et indépendantes.